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Je bus mon café à petites gorgées, tout en observant les gens autour de moi. Non loin de moi il y avait une femme dune cinquantaine dannées qui ne cessait de regarder autour delle avec anxiété. Elle attendait sûrement un compagnon de voyage qui devait être en retard vu la façon dont elle triturait son mouchoir et fixait la pendule à tout instant. Elle avait déjà réglé laddition et bientôt je vis son visage se détendre : un homme était entré et il vint sassoir à ses côtés, tout en faisant signe au serveur. Elle fit mine de protester mais il la fit taire dun geste courroucé. Quand le garçon arriva il commanda deux cognacs. La femme le regardait dun air mi-apeuré mi-suppliant mais il se contenta de lui jeter un regard hargneux en allumant une cigarette quil se mit à fumer violemment. Le garçon ne tarda pas à apporter sa commande et après avoir craché un dernier nuage bleuté lhomme écrasa son mégot dans le cendrier. Puis il but son verre dun trait et à ma grande surprise sempara immédiatement du deuxième auquel il fit subir le même sort. Enfin, dun air condescendant, il jeta un billet sur la table et se leva pour partir avec un geste brusque en direction de sa compagne pour lui signifier quil était temps.
Cette scène me laissa songeur et je me demandai comment on pouvait supporter dêtre traité ainsi sans regimber. Jaurais voulu quelle lui assène une bonne gifle devant tout le monde, mais il était évident quelle nétait pas de force. Lidée que tant de gens vivaient sous lemprise des autres me mettait mal à laise car des scènes de ce genre vous rappelaient toujours à la banale réalité. Des millions de gens vivaient comme cela et il semblait ny avoir aucun remède. Javais envie de dire à cette femme de ne pas avoir peur et que tout irait bien. Mais cétait là une chose impossible, cétait son malheur à elle et elle sy accrochait comme à une bouée de sauvetage, car queût-elle fait sans cet homme qui la traitait comme un chien ? Nétait-ce pas cela quelle voulait après tout, être ce chien fidèle malgré les mauvais traitements et les injures, malgré le peu de joie que la vie semblait lui offrir, cétait sa part dexistence à elle et rien ne len détacherait. Jétais bien bête de minquiéter pour elle et je maperçus soudain quà force de moccuper de ce qui ne me regardait pas javais failli manquer moi ce train que je voulais prendre, alors queux-mêmes devaient être confortablement installés dans leurs sièges, quelque fût leur destination et probablement réconciliés. Je courus jusquau quai, grimpai précipitamment dans le première voiture, dus parcourir un certain nombre de wagons avant de trouver une place dans le sens de la marche et my affalai, ridicule et épuisé.